CHAPITRE VI

Ils flottaient.

—Bon, alors?

—Moi, je ne sais pas... Je ne vois pas...

—Il y a bien un endroit où tu aurais voulu vivre?

—Je ne sais pas. N'importe où. Du moment que je n'y suis pas seul. Je vous laisse faire.

—Moi, je sais!

—Alors, vas-y!

—Mais comment?

—Je ne sais pas, moi... Penses-y très fort.

Imagine...

—Je vais essayer.

—Ouais. Moi aussi.

Ils essayèrent. Et ce fut la fin du rêve.

Lorsqu'ils émergèrent de nouveau, leur rêve avait pris corps.

C'était une vaste lande désertique, parcourue par les vents. Des arbres rabougris, des touffes d'herbes grisâtres. Les contours se perdaient dans un flou grisâtre. Dans le ciel roulaient des nuages aux savants dégradés de gris.

Sandy sourit. Dans son rêve et dans son sommeil. Mais personne ne s'en aperçut.

Il ne manquait que le vieux manoir... Mais non, c'était parfait ainsi. Les esprits ne hantaient que la lande, pas les demeures.

La présence des statues choquait un peu. Elle devinait qui les avait ajoutées. Elles représentaient des animaux, félins d'apparence, mais dont la position évoquait plutôt les gargouilles des cathédrales. Leur pierre d'un bleu-noir luisant n'était pas désagréable. Même si le contraste avec le paysage était un peu bizarre.

Mais on devait s'y accoutumer. Et puis, il faut bien accepter quelques concessions. Déjà, Brian les avait laissés faire...

Ils restèrent en contemplation, devant le décor, en échangeant leurs impressions. Ils n'avaient rien à se cacher, et de toute façon ne pouvaient pas...

Ce fut la fin du rêve.

L'idée était logique. Ils avaient un pays, il leur fallait y pénétrer.

Ce serait tout aussi facile. Il leur suffisait de rentrer un peu en eux-mêmes... Ils commençaient à comprendre le mécanisme. Le monde de leur rêve, c'était leur univers qu'ils pouvaient modeler à leur guise. « Comme des dieux », nota Kenneth. « Ne dis pas ça ! » s'indigna Sandy, blessée dans ses vagues croyances.

Ils se consultèrent. Puis se mirent au travail.

Ils ouvrirent les yeux en même temps, et se virent tels qu'ils s'étaient créés. Leurs esprits se soudèrent à une nouvelle enveloppe de chair.

La femme-Sandy portait une tunique d'un rouge éclatant. Dans sa silhouette androgyne, sa poitrine menue, ses longues jambes étaient celles d'une femme. Son visage était plus ambigu. Il avait quelque chose de dur, avec ses cheveux taillés en brosse. Pourtant la douceur de la peau, des lèvres et des yeux appartenaient bien à une femme. C'était ce qui restait de Sandy en elle... Sandy considéra ses bras gantés de rouge. Des bras fermes, solides. Comme ses jambes, bottées de rouge vif. Tout ce rouge...

Toute cette force... A sa ceinture, un gros revolver dans son étui. Comme celui que son père avait rapporté un jour. Il le tenait de grand-père qui l'avait eu pendant la guerre. Petite fille, elle en avait souvent rêvé. Cela découragerait les garçons de lui tirer les cheveux, à l'école. Plus personne n'oserait l'approcher... Oui, mais elle n'était plus une petite fille. Elle ne comprenait plus très bien. C'était sa tête qui avait créé la guerrière. Et elle ne comprenait plus sa tête.

Sandy pensa à Cathy, dans Les Hauts de Hurlevent. Elle était vulnérable, alors que la guerrière était invulnérable. Avant, dans l'autre monde, lorsqu'elle se regardait dans la glace, elle se voyait très bien en Cathy. Au fond, c'était bien comme ça.

Elle eut beaucoup de mal à distinguer l'homme qui évoluait à côté d'elle. Sans cesse en mouvement, il avait des gestes aériens, si gracieux qu'ils ressemblaient à une danse. Il s'immobilisa enfin, et Sandy vit qu'il n'avait pas de visage. Celui-ci disparaissait derrière un masque blanc aux contours évoquant une figure humaine. Le corps svelte, félin, était gainé de noir.

C'est en voyant le sabre qu'il portait dans son dos qu'elle comprit. Comment s'appelaient ces guerriers japonais? Elle ne savait plus. Elle avait vu des dessins, dans un livre sur le Japon...

—Brian? appela-t-elle.

Pourquoi appeler? Elle savait que c'était Brian, ça ne pouvait être que lui...

—Toi ausi, tu portes une arme, Brian?

C'était la première fois qu'elle utilisait la voix de la guerrière. Parler n'était pas nécessaire, mais c'était rassurant.

—Tu es belle, dit le guerrier.

Les lèvres blanches du masque ne remuèrent pas. La voix était remplie d'admiration.

—Tu es gentil...

Quelque chose surgit devant eux. Quelque chose d'énorme.

Cela ressemblait vaguement à un ours, une monstrueuse boule de fourrure et de chair. Mais les ours n'ont pas une gueule aussi terrifiante, ni d'aussi longues griffes cliquetantes, véritables batteries de sabres. Sandy et Brian restèrent médusés.

—Alors, on ne reconnaît plus les copains? fit l'esprit de Kenneth-l'ours, qui ne pouvait que grogner...

—Tu fais peur, comme ça, tu es affreux...

—J'ai jamais été bien beau, alors...

Pourquoi on a tous l'air de guerriers, alors qu'on n'aime pas la violence, seulement la paix?

—On n'aime pas la violence, mais elle, elle nous aime bien, dit Brian. Elle nous rattrape toujours, un jour ou l'autre...

Silence. Ils méditaient.

Ils avaient un corps. Un pays. De la force.

Qu'en faire?

Leur conscience commune le pressentait. Il suffisait de le formuler.

Le labyrinthe, la mère folle au couteau... Leur labyrinthe.

Ils se regardèrent. Ils avaient compris. Sandy se rappela une phrase d'Emily Brontë: « C'est à Dieu qu'il appartient de punir les méchants ; nous, nous devons apprendre à pardonner. » Ici, cette morale ne valait plus rien, parce qu'on était ailleurs ; ici, ils pouvaient agir à leur guise entre eux, sans faire de mal à personne. La mère de Kenneth était morte ; même s'il l'avait poignardée, elle n'aurait pas souffert... A moins que...

Et puis non, c'était impossible. Mais ils échangèrent un regard, et toutes les difficultés s'aplanirent. Ils étaient forts, ils étaient ensemble.

Le rêve se termina sur quelque chose de différent. Maintenant, ils savaient qu'ils pouvaient agir.

Et qu'il y aurait un autre rêve. Très bientôt.